Les pays baltes : quels enjeux face à la menace russe ?

Justine Grenon


Le 27 juin 2022, près de quatre mois après le début du conflit russo-ukrainien, la Lituanie est touchée par une cyber-attaque d’importance majeure qui paralyse Internet, les entreprises ainsi que certaines institutions étatiques. Selon Jonas Skardinskas, le directeur du Centre National de Cybersécurité Lituanien, cette attaque provient de la Russie, et n’est que la première d’une série de représailles en réponse aux restrictions imposées par le pays balte. En effet, depuis le 24 février, la Lituanie a officiellement réaffirmé son soutien à l’Ukraine, et a mis en place les paquets de sanctions votés par le Conseil de l’Union Européenne. A la veille du sommet de l’OTAN qui a eu lieu à Madrid le 28 juin, un nouveau volet de restrictions concernant l’exclave russe de Kaliningrad[1] a été adopté par la Lituanie.

Alors que la guerre qui oppose la Russie et l’Ukraine se poursuit, la localisation géographique des pays baltes (que sont l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie) leur confère une importance stratégique. Membres de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et de l’Union Européenne (UE), ils sont un véritable enjeu dans la région, notamment pour la Russie qui les perçoit comme une menace.

Dans cet article, nous allons tenter d’expliquer l’importance que représentent ces pays dans la région baltique. Après être brièvement revenu sur l’histoire partagée des pays avec la Russie, nous discuterons des différents risques et des moyens mis en place pour se protéger de la menace sécuritaire russe.


Une histoire commune entre les pays baltes et la Russie 

Pour comprendre l’importance des pays baltes dans la région, il est nécessaire de revenir sur l’indépendance de ces pays à l’égard du régime soviétique. A la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les 3 pays sont incorporés à l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS). Toutefois, ils revendiquent rapidement leur volonté d’indépendance et sont soutenus par les populations, traumatisées par les purges staliniennes et la dureté du régime. Le 23 août 1989, une chaîne humaine de deux millions de personnes relie les villes de Riga, Tallinn et Vilnius, les capitales de la Lettonie, l’Estonie et la Lituanie, pour réclamer l’indépendance face à l’URSS. Deux ans plus tard, le 6 septembre 1991, l’Union Soviétique reconnaît officiellement leur statut de pays indépendants, après plusieurs luttes sanglantes. Néanmoins, les liens entre ce qui va devenir la Russie et les pays baltes restent étroits. 

Depuis le début des années 2000, les pays baltes font face à la volonté russe de retrouver sa « super puissance » (autrement dit, sa puissance soviétique). C’est notamment pour cette raison qu’ils intègrent l’OTAN en 1999, dont le but principal est la sécurité et la liberté de ses pays membres, puis l’UE en 2003 pour se rapprocher du camp occidental.

En 2008, la Russie déclare la guerre à la Géorgie, ancien territoire soviétique, prétextant vouloir protéger les populations russes qui s’y trouvent. L’Estonie, la Lettonie et la Lituanie voient alors dans cette attaque une menace directe pour la souveraineté et la sécurité de leurs propres pays, puisqu’ils accueillent eux aussi des populations russophones. 

La situation bascule en 2014, lorsque la Russie étend son influence en annexant un territoire ukrainien : la Crimée.  

Avec le début de l’invasion russe en Ukraine en février dernier, les inquiétudes des pays baltes s’intensifient puisqu’ils pourraient être les “prochains sur la liste[2].

En effet, les pays baltes sont une cible potentielle, en raison de leur histoire (et de la nostalgie impériale de Vladimir Poutine), mais surtout car ils constituent un obstacle à la continuité géographique de la Fédération de Russie, et représentent donc un enjeu géostratégique majeur. Comme expliqué précédemment, Kaliningrad est une exclave reliée à la Russie par un couloir d’environ 70 km. Fortement armé, le corridor de Suwalki (représenté en bleu sur la carte ci-dessous) permet l’envoi de vivres, de matériels, et d’armes à ce territoire d’un million d’habitants. Néanmoins, la majorité des marchandises sont acheminées par la Biélorussie puis par la Lituanie (ligne en pointillé sur la carte). Depuis le mois de juin 2022, et l’application de nouvelles sanctions de la part de l’Union Européenne, la Lituanie a interdit le transit de certains produits (tels que l’acier, le ciment, l’alcool ou encore le pétrole). La Russie a alors violemment réagi à cette annonce, dénonçant un blocus de la part de la Lituanie (ce qui n’est pas le cas ici puisque seuls certains produits sont concernés. En effet, un blocus désigne le fait de couper tous les ravitaillements provenant de l’extérieur).

Ainsi, la crainte d’une agression russe se renouvelle. En raison des enjeux liés à Kaliningrad, la Russie pourrait vouloir établir une continuité territoriale entre la Biélorussie et l’exclave, idée déjà évoquée par certains officiels russes. D’après des analyses stratégiques, le territoire visé est une plaine, pour l’instant peu défendue, ce qui accroît le risque de vulnérabilité pour la Lituanie.


Des risques réels pour l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie

Comme nous venons de le voir, la menace d’une potentielle invasion russe sur les territoires baltiques n’est pas récente. 

La Russie utilise depuis plusieurs années son soft power pour accuser les pays baltes et l’Ukraine de pays « fascistes » et « nazis ». C’est d’ailleurs l’une des raisons officielles qui pousse Poutine à envahir l’Ukraine en février 2022. Il parle de « dénazification » du pays. Des menaces similaires étant proférées à l’égard des pays baltes, il est donc légitime de s’interroger sur une potentielle invasion russe.

Une autre raison avancée par Vladimir Poutine pour justifier l’action militaire russe est celle de vouloir protéger les populations russes vivant en Ukraine. Ici, il est important de préciser que la population russophone est importante dans les pays baltes, puisqu’elle représente 30% de la population en Lettonie et 25% en Estonie. Ces minorités, majoritairement pro-russes, seraient d’après le discours officiel du Kremlin, discriminées par le pouvoir central, et devraient donc être défendues par la Russie, qui aurait ainsi un rôle protecteur. Cependant, la Lettonie, l’Estonie et la Lituanie défendent plutôt l’idée d’une intégration forte et pérenne de cette partie de la population, et dénonce l’instrumentalisation stratégique faite par le pouvoir russe.

Le principal risque pour les pays baltes serait celui de voir apparaître une « Cinquième colonne ». Cette expression, initialement utilisée par Emilio Mola dans le contexte de la guerre civile espagnole, désigne le processus par lequel une partie de la population se range idéologiquement aux côtés de l’envahisseur. Ici, cela signifie qu’une partie de la population russe vivant dans les pays baltes pourrait se rallier aux idées de Moscou et aider l’armée russe à conquérir leur territoire. Cette situation fait ainsi écho à celle de la Crimée (annexée en 2014) et du Donbass.

Enfin, les pays baltes font face depuis le début du conflit russo-ukrainien à une vague de migrations qu’ils peinent à endiguer. D’une part, une partie importante de la population ukrainienne fuit la guerre et d’autre part, de nombreux russes quittent leur pays d’origine en signe de protestation contre l’invasion en Ukraine. Fragilisés par cet afflux de migrants, ils peinent à trouver les ressources financières et matérielles pour les accueillir dans des conditions décentes. 

Ainsi, les craintes des pays baltes face à une potentielle invasion russe sont multiples. Les attaques cyber se multiplient, comme celle du 27 juin en Lituanie, ou encore du 18 août contre l’Estonie, et paralysent les réseaux des Etats de manière inédite. De plus, des menaces explicites sont proférées par le Kremlin, dans le but d’intimider les pays baltes, en désavantage sur le plan militaire et stratégique. Combiné à une véritable guerre de la désinformation (propagation de fausses nouvelles), le spectre d’une invasion russe dans la région baltique se profile. Au regard, des enjeux purement territoriaux et militaires, cette zone stratégique est largement convoitée par la Russie. 

 

Une stratégie cumulative mise en place par les pays baltes

Pour faire face aux diverses menaces russes, les pays baltes ont progressivement développé une protection multiscalaire.

La stratégie mise en place est une stratégie dite « cumulative ». En effet, les Etats se renforcent à trois niveaux distincts.

Tout d’abord, le premier niveau est national. Les pays augmentent leurs capacités matérielles et militaires, et appliquent le principe de « total defense ». Cela signifie qu’ils utilisent tous les moyens à leur disposition pour renforcer leur défense, et le pilier central est celui de la population. Ce principe est également utilisé par l’Ukraine depuis plusieurs mois : la population résiste à la fois activement (les hommes et femmes partent au front) et passivement (les témoignages de violence, les pétitions…), ce qui permet également d’informer et de sensibiliser la population mondiale. Les populations des pays baltes sont déterminées à rester unies et à se battre si besoin : « [nous ferons] ce qui sera nécessaire pour défendre notre pays ».[3]

Le deuxième niveau est celui de l’intégration régionale. La Lituanie, l’Estonie et la Lettonie se renforcent et se soutiennent mutuellement en formant notamment des alliances militaires. Ils étendent également leur influence dans la région et entretiennent des liens étroits avec la Pologne et la NORDEFCO (Coopération de défense nordique. Elle est composée du Danemark, de la Finlande, de l’Islande, de la Norvège et de la Suède, et a pour objectif une étroite collaboration dans le domaine de la défense).

Enfin, le troisième niveau est celui de la garantie stratégique au niveau international. Les pays baltes se sont rapprochés des États-Unis et ont également intégré l’OTAN en 1999. Ayant pour but de maintenir une paix durable en Europe, l’organisation protège ainsi ces membres d’éventuelles invasions. De plus, d’après l’Article 5 du Traité les pays s’engagent à intervenir si l’un des pays est attaqué : « si un pays de l'OTAN est victime d'une attaque armée, chaque membre de l'Alliance considérera cet acte de violence comme une attaque armée dirigée contre l'ensemble des membres et prendra les mesures qu'il jugera nécessaires pour venir en aide au pays attaqué ».

Néanmoins, malgré l’adhésion de la Lettonie, l’Estonie et la Lituanie, certains experts évoquent la possibilité du non-respect de cet article. En effet, les pays membres pourraient tarder à réagir, ce qui aurait des conséquences majeures pour les trois États, militairement inférieurs à la Russie. Au-delà de la volonté de défendre, se pose également la question de la possibilité : l’exclave russe de Kaliningrad est un territoire très défendu, ce qui rendrait une contre-offensive militaire plus difficile.

Toutefois, l’idée d’une invasion russe est à relativiser. Envahir les pays baltes signifierait entrer en guerre contre l’OTAN, bloquer de possibles offensives de la Pologne, avec le risque de déclencher une guerre majeure et d’aggraver la menace nucléaire qui pèse déjà fortement dans la zone. L’armée russe étant au cœur des combats en Ukraine, il serait difficile de s’attaquer à plusieurs fronts en même temps. 

Aujourd’hui, bien qu’il s’agisse de petits pays, la Lettonie, la Lituanie et l’Estonie s’imposent de plus en plus sur la scène internationale et assument officiellement leurs prises de position. Malgré les menaces russes, ils maintiennent leurs opinions, appliquent les sanctions votées par l’Union Européenne et se comportent en véritables puissances.

Ainsi, cet article a permis de mettre en lumière la multiplicité des enjeux dans la région baltique. Les Etats baltes et plus particulièrement la Lituanie ont une place centrale, puisqu’elle relie la Russie à son exclave, Kaliningrad. Malgré de nombreuses menaces, les trois puissances européennes réaffirment leurs positions.

Elles se sont également positionnées en faveur de l’entrée dans l’OTAN de deux grandes puissances nordiques que sont la Finlande et la Suède. En effet, depuis plusieurs mois, des discussions ont été engagées sur une possible intégration de ces deux pays, ce qui aurait un impact géopolitique majeur dans la région. La mer baltique deviendrait un véritable « lac otanien » et les pays baltes pourraient être mieux protégés par d’éventuelles nouvelles bases de l’OTAN. Ils disposeraient également d’un moyen de pression supplémentaire face à la Russie puisque le golfe de Finlande (qui constitue actuellement la sortie du port de Saint-Pétersbourg) serait sous contrôle de l’OTAN, ce qui constitue un enjeu économique important.

A ce jour, l’avenir de la région baltique est encore incertain, mais la probabilité d’une invasion russe en Estonie, Lettonie et Lituanie semble limitée. Pour autant, cela ne signifie pas que les menaces sont inexistantes. En effet, lors de son dernier discours, Vladimir Poutine a proféré de nouvelles menaces, notamment concernant l’utilisation de l’arme nucléaire : « Nous utiliserons certainement tous les moyens à notre disposition pour protéger la Russie et notre peuple. Je dis bien tous les moyens »[4]. Il a également annoncé la mobilisation partielle de la population russe, ce qui constitue une nouvelle étape dans le conflit russo-ukrainien.

 

[1] Une exclave est une partie de pays ou de territoire qui n’est pas relié directement à celui-ci, et qui est entouré par d’autres pays ou mers. Ici, Kaliningrad est une exclave russe dont les pays frontaliers sont la Lituanie et la Pologne.

[2] D’après Mikhaïl Kassianov, ancien premier ministre Russe et aujourd'hui opposant au régime, interviewé par l’AFP en juin 2022

[3] Extrait du reportage diffusé le 25 mars Guerre en Ukraine : vigilance et résistance en Lituanie 

[4] Discours prononcé par Vladimir Poutine le 21 septembre 2022


Bibliographie :

Podacst Guerre en Ukraine : Comment protéger les pays baltes ? de France Culture, diffusé le 27 juin 2022

Article Les pays nordiques “mentors” stratégiques des États baltes ? de Matthieu Chillaud