Turquie : Erdoğan a-t-il utilisé l'arme migratoire contre l'Union européenne ?

Léo-Paul Perelman

Début mai 2022, sept ans après le début de la crise migratoire en Turquie, le président Recep Tayyip Erdoğan met en œuvre son plan de “retour volontaire”. Alors que la Turquie constitue la terre d’accueil la plus importante des Syriens depuis le début du conflit en Syrie en 2011 (3,6 millions de réfugiés selon le HCR [Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés]), elle contraint les Syriens à rentrer chez eux. A cet effet, le gouvernement turc a financé la construction d'habitations au Levant, de manière à faire revenir plus de 500 000 Syriens sur la terre dirigée par Bachar al-Assad.

A l’approche de l’élection présidentielle turque de juin 2023, le président Erdoğan constate une réticence croissante de la population turque vis-à-vis de l’accueil et de la présence de réfugiés syriens, parallèlement à l’émergence du parti d’extrême-droite Zafer. La position du gouvernement turc se complexifie : alors que le président turc doit prendre en charge les flux de migrants sur son sol depuis 2015, il maintient sa volonté d’adhérer à l’Union européenne. Instrumentalisation des migrants à des fins politiques pour les uns, monnaie de la pièce européenne pour d’autres, cette situation politique révèle l’équilibre fragile des relations turco-européennes.

 

L’histoire des relations turco-européennes

C’est à partir de la Seconde Guerre mondiale que la Turquie s’inscrit dans un prisme mondial en intégrant l’Organisation des Nations Unies en 1945, le Conseil de l’Europe en 1949, puis l’OTAN en 1952, avant de signer l’Accord d’association avec la Communauté économique européenne. La Turquie espérait intégrer la CEE, l’accord prévoyant une intégration en trois phases (préparation de cinq ans, intégration à l’union douanière puis harmonisation des politiques). Néanmoins, la phase préparatoire s’est trouvée interrompue par les crises économiques de 1973 et 1979.

L’histoire plus récente des relations entre l’Union européenne et la Turquie commence par la candidature de la Turquie à l’Union européenne le 14 avril 1987. Turgut Özal, alors Premier ministre, insiste dans sa requête sur la “vocation européenne de la Turquie et son attachement à l'unité européenne ainsi qu'aux idéaux qui ont donné naissance aux traités instituant les Communautés européennes.”.

Mais la zone nord de Chypre est reconnue par Ankara (la capitale turque) depuis 1983 comme la République turque de Chypre du Nord, c’est-à-dire un gouvernement sous administration turque. Près de 9 ans après l’invasion turque de Chypre (opération qui a permis l’occupation de 38% du territoire chypriote) Ankara était seule à reconnaître internationalement le nord de Chypre comme lui appartenant. Cette occupation constitue d'ailleurs le principal obstacle à une normalisation des relations avec Ankara. De fait, les négociations entre les instances internationales (ONU et UE) et la Turquie sont dans l’impasse depuis des années, et rendent impossible toute perspective d’adhésion.

Néanmoins, le traité de Lisbonne en 1992 institue un partenariat stratégique avec la Turquie, qui intégrera ensuite l'Union douanière européenne, tout en restant candidate à l’UE. Les sommets d’Helsinki et de Copenhague au début des années 2000 ont pour objectif de faire entrer la Turquie “dans les clous” de l’UE ; l’Europe voit dans la Turquie bien des positionnements stratégiquement intéressants (géographique, politique, économique), mais attend un État de droit “consolidé”. Cependant, les tractations se compliquent par la suite : les interventions turques en eaux chypriotes pour bloquer certaines constructions gazières (2018), ou encore le manque d’alignement en termes de politique étrangère ont abouti au gel des négociations.

Au carrefour de l’Asie centrale, de l’Asie du Sud, du Moyen-Orient et de l’Europe, la géographie turque offre au président Erdoğan un avantage conséquent : il peut accueillir ou rejeter les migrants arrivés en Turquie, déterminer leur conditions de vie et de transport. Politiquement, l'Union européenne est ainsi dépendante du bon vouloir d’Ankara. En outre, la Grèce étant son premier voisin européen direct et un ennemi historique de la Turquie, elle est la première victime des vagues migratoires, ce qui intensifie la tension entre les deux parties.

 

Le conflit syrien : cause profonde de la crise migratoire ?

Impliquée dans le conflit syrien depuis 2016, c’est dans le cadre des affrontements armés entre la Turquie et les régimes Assad et Poutine dans la province d’Idlib, dernier bastion djihadiste et rebelle de Syrie, que l’armée turque connaît son plus lourd bilan. Avec 33 soldats turcs tombés au combat, Recep Tayyip Erdoğan condamne l’inaction de l’Europe et appelle cette dernière à agir à ses côtés afin de sécuriser les civils dans les zones et à accueillir les réfugiés. Erdoğan brandit alors l’arme migratoire en menaçant l’Europe de laisser passer des “millions” de réfugiés en Europe. Son objectif est clair : pousser les pays de l’Union européenne à soutenir la Turquie dans le conflit syrien, dans lequel Erdoğan manque de renforts, en déséquilibrant le rapport de force existant dans le domaine migratoire entre l’Union européenne et la Turquie.

On peut alors se demander les raisons pour lesquelles la Turquie souhaite s’impliquer dans le conflit syrien. D’une part, Erdoğan justifie son intervention en Syrie par la lutte contre les kurdes locaux, qui seraient selon lui, tous terroristes ou membres du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). D’autre part, comme le défend Erdoğan, les bombardements commandités par Damas et Moscou provoquent des déplacements importants des populations syriennes. Celles-ci sont alors susceptibles de se réfugier en Turquie avant de tenter de pénétrer en Europe. Dans ce cadre, l’appel au soutien européen apparaît comme légitime, dans la mesure où la Turquie semble assumer les contrôles de flux migratoires qui impactent également les pays de l’Union européenne. Ainsi, selon Erdoğan, la Turquie aurait dépensé 25 milliards de dollars pour la gestion des flux migratoires, dont 15 à la seule charge de l’Etat turc. Le reste des fonds provient des accords politiques entre UE et Turquie, dirigés pendant des années par la chancelière allemande Angela Merkel. La dirigeante accordait en effet une importance particulière aux relations euro-turques, parfois contre l’avis des autres dirigeants. Elle a par exemple modéré, dès les débuts de la crise migratoire, la négociation d’accords entre les deux parties pour s’occuper de la question migratoire.

En outre, face à une opinion turque davantage hostile à l’arrivée de nouveaux migrants, l’engagement des forces armées turques sur le terrain syrien semble nécessaire pour lui donner des gages à l’approche de l’élection présidentielle.

Aussi, l’accord de Moscou-Ankara prévoyait la pacification de certaines zones frontalières (notamment dans la province d’Idlib), modérée par les gouvernements russe et turc, ce qui avait contribué à rapprocher les deux régimes. Mais Vladimir Poutine, en choisissant de soutenir les forces d’Assad, a mis en péril le partenariat Russie-Turquie. En fait, Erdoğan semble jouer un jeu “d’équilibriste” entre la Russie et l'OTAN depuis quelques années. La Turquie, par ce jeu d'alliances, s’est donc trouvée fragilisée par son éloignement de ses alliés européens.

 

Accords et tensions autour des migrants

En 2014, Recep Tayyip Erdoğan devient président de la République de Turquie et la coalition internationale intervient en Syrie et en Irak. Un an plus tard, les relations diplomatiques qui répondent à la question migratoire prennent forme entre l’Union Européenne et la Turquie. Les flux migratoires venant d’Afrique (Algérie, Maroc, Libye…), du Moyen-Orient (Syrie, Irak, Egypte…) et d’Asie (Pakistan, Afghanistan…) se multiplient au cours de la décennie, provoquant en Europe une crise migratoire devenue un enjeu majeur. La Turquie pèse lourd dans la question migratoire européenne et, à compter de 2015, divers accords et engagements émergent entre le gouvernement Erdoğan et l’Union européenne.

Les premiers engagements réciproques sont prononcés dans la déclaration commune du 29 novembre 2015. Un plan impliquant les deux parties est proposé : la Turquie doit améliorer l’accueil des réfugiés irakiens et syriens, aidée par un plan financier à hauteur de trois milliards d’euros ; et elle doit renforcer la surveillance en mer Egée et à ses frontières. En échange, l’Union européenne adoptera un processus de libéralisation des visas Schengen pour faciliter les séjours des citoyens turcs sur son sol. Enfin, si l’Europe renvoie des migrants illégaux, la Turquie s’engage à les accueillir. Si ces engagements sont tenus, les négociations d’adhésion à l’Union européenne pourraient reprendre.

Le 18 mars 2016, l’accord s’affine et l’UE cherche à accélérer l’exécution de sa partie du contrat (apport financier de trois milliards supplémentaires, accélération de la libéralisation des visas…). En contrepartie, Erdoğan s’engage à ce que « tous les migrants arrivant dans les îles grecques de la mer Égée soient reconduits après vérification en Turquie ». Il signe dans le même temps le principe “un pour un”, qui dit que « chaque réfugié syrien renvoyé en Turquie depuis les îles grecques entraîne la réinstallation d’un réfugié syrien de la Turquie dans un pays de l’Union européenne, dans la limite de 72 000 places ». De 2015 à 2019, les accords sont respectés. Des fonds supplémentaires sont même envisagés au fur et à mesure que la Turquie agit contre les passages de réfugiés en Europe.

Toutefois le 28 février 2020, la Turquie ouvre ses frontières avec l’Union européenne via la Grèce, provoquant l’entrée massive de milliers de migrants dans le pays, notamment dans ses îles. En laissant croire à une possible entrée de ces derniers sur le territoire européen, la Turquie rompt  ces accords. Cette rupture est en partie liée au fait que seuls  4,5 des 6 milliards d’euros prévus auraient été versés (d’après la Commission européenne). Ankara demande alors des fonds supplémentaires pour être en capacité de fermer ses frontières.

 

Erdoğan accusé de l’instrumentalisation des migrants à des fins politiques

La politique européenne migratoire étant fondée sur l'externalisation des contrôles aux frontières, l’UE se retrouve dépendante du contrôle des flux migratoires turcs. C’est pourquoi Erdoğan constate l’incapacité de la Grèce à faire face aux flux migratoires.

Le gouvernement turc a utilisé l’argument migratoire pour faire pression sur l’Union Européenne. De fait, la Turquie a montré dans quelle mesure l’UE s'éloignait de ses responsabilités : la mise en place d’une politique migratoire d’externalisation du contrôle des frontières (comme celle menée au Libye), compensée par des chèques (jugés insuffisants), qui n’est d’ailleurs pas conforme au droit européen et à la Convention de Genève en matière de respect des droits humains.

En outre, le week-end suivant la réouverture des frontières turques avec la Grèce, Erdoğan donne ouvertement son soutien à près de 15 000 migrants (pour moitié des Afghans, le reste étant composé de Syriens et d’Africains) en les faisant embarquer dans des bâteaux en Mer Egée - embarquements refoulés par la marine grecque. Plus tard, pendant l’été 2022, il met en place son plan de “retour volontaire” des Syriens. Selon le HCR, deux des principaux foyers de réfugiés syriens se situent à la frontière syrienne (en Akdeniz Bölgesi [Région méditerranéenne] et Güneydoğu Anadolu Bölgesi [Région de l’Anatolie du sud-est]). C’est notamment pour cette raison que le gouvernement turc a décidé d’investir dans le financement de constructions dans la ville d’Idlib, permettant le retour de 500 000 Syriens sur leur terre de naissance.


Quelle position pour la Turquie aujourd’hui ?

L’Union européenne est au cœur d’une crise migratoire depuis sept ans, et étant impliquée dans des conflits à travers le monde, le président Erdoğan se positionne en conséquence (notamment par le biais de l’argument migratoire). A la fois “juge et  bourreau”, il contrôle le sort des migrants et leur positionnement en rapport avec l’Union européenne. Or, la Turquie joue un rôle de relais pour les migrants qui cherchent à se réfugier vers les pays de l’Union européenne. En s’appuyant sur les rejets des migrants à leur arrivée proche des côtes grecques ou chypriotes, le président turc peut faire pression sur l’Union européenne. En fait, l’accueil de migrants est un sujet important pour les États, mais il est compliqué pour eux d’y faire face.

A l’époque où l’Empire ottoman existait encore (empire qui a donné naissance à la Turquie moderne), il était surnommé l’”Homme malade de l’Europe”. Aujourd’hui, la Turquie semble être mise à l’écart de l’Europe car elle peine à répondre à ses attentes, comme le prouve sa position de candidat qui dure depuis 1987, soit 35 ans d’attente. Cependant, en usant de l’arme migratoire, le régime turc gagne quelques marges de manœuvre et accroît son pouvoir. Alors que le président Erdogan avait d’abord ouvert la voie à des réformes demandées par Bruxelles pour l’intégration, le partenariat turco-européen s’est progressivement fragilisé puis rompu.


Bibliographie

Extraits d’ouvrages

  • N. Monceau : Mouvements - Les relations Turquie-UE face à la crise migratoire : quelles évolutions ? (2017)

  • D. Akagul : Revue Tiers-Monde - Dynamiques et perspectives migratoires en Turquie (2008)

  • S. Fine : Cultures & Conflits (n° 118 - pages 109 à 128) : La politique migratoire au prisme des récompenses symboliques. Le cas des bordercrats turcs. (2020)

  • T. Ozal : La Turquie en Europe (1988)

  • H. Peres : Pôle Sud (n° 23 - pages 3 à 8) : La Turquie face à l’Europe (2003)

Articles de presse française

Articles académiques

  • EHNE, Sorbonne Université - M. Pierre : L’adhésion turque à l’Union européenne, catalyseur des tensions européennes