L'épopée stratégique #3 - De la guerre à la politique, Machiavel un stratège aux multiples facettes

Victor Chabrol et Arthur Savy

Lorsque Clausewitz écrit dans son livre De la Guerre en 1832 que “la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens” l’influence de Nicolas Machiavel est palpable. Ce dernier, né plus de trois siècles avant le célèbre officier prussien, écrit déjà sur le pouvoir et la guerre. Étant d’origine florentine, sa pensée est en partie guidée par le contexte politique belliqueux de l’époque, notamment grâce à sa carrière gouvernementale longue de près de quinze ans. Il écrit sur ces sujets deux ouvrages majeurs : Le Prince et l’Art de la Guerre.

Séparer morale et politique

Comment prendre le pouvoir ? Comment le conserver ? En 1513, Machiavel achève la rédaction de son ouvrage le plus connu, Le Prince, traité expliquant à un chef politique comment sauvegarder son pouvoir et même accéder à la gloire. Repris et commenté à de multiples reprises, il bouleverse “l'art de gouverner” et amorce un changement de paradigme dans la conception de la politique et de la manière de gérer les affaires publiques. Machiavel déconstruit la conception historique du politique, celle de l’homme politique qui se doit de guider son peuple et de gérer les affaires de l’Etat vers un objectif ultime également partagé. Le florentin rejette la vision morale du politique, paradigme du pouvoir pastoral de Platon, modèle universel du pouvoir vertueux, et met en valeur une conception beaucoup plus pragmatique, la politique, qui renvoie à l’idée selon laquelle le souverain n’a aucune mission particulière à remplir mise à part la conquête du pouvoir et son maintien au sommet de l’Etat. Ainsi selon Machiavel, l’objectif de la politique n’est pas religieux ou moral, mais la conquête du pouvoir par tous les moyens.

Les caractéristiques du gouvernant selon Machiavel 

Au XVIe siècle, avec Machiavel se développe ainsi une habilité dans l’exercice du pouvoir. Le souverain ne gouverne plus par l’exemple de la vertu, et la conduite des affaires publiques devient un art politique. 

« Aussi est-il nécessaire au Prince qui se veut conserver qu’il apprenne à pouvoir n’être pas bon »

Le souci premier du Prince doit être de conserver son pouvoir et même de l'accroître à l'occasion. Si les hommes étaient bons, il pourrait le faire sans jamais s'écarter des grands principes moraux universellement admis. Mais les hommes sont, pour la plupart, naturellement mauvais. En conséquence, le Prince sera vertueux, au sens courant du terme, si le contexte le permet et il ne le sera pas si la situation le lui impose.

« Il faut donc savoir qu'il y a deux manières de combattre, l'une par des lois, l'autre par la force ; la première forme est propre aux hommes, la seconde propre aux bêtes ; comme la première bien souvent ne suffit pas, il faut recourir à la seconde. C'est pourquoi il est nécessaire au Prince de savoir bien pratiquer la bête et l'homme. »

Le véritable Prince se caractérise par sa bestialité, par sa ruse, indice de son animalité. En effet, ce qui fait du Prince un être exceptionnel, c’est cette faculté de mobiliser instinctivement toutes ses ressources pour échapper à une situation difficile. Le Prince doit avoir les bons réflexes qui sauront transformer les hasards de la vie en occasions de pouvoir. C’est la ruse qui permet au véritable Prince de se maintenir à la tête de l’Etat. Machiavel, la nomme la virtù. C’est donc la virtù qui révèle la nature animale du véritable homme politique, à la fois lion “pour effrayer les loups”, et renard “pour connaître les pièges”. Le Prince machiavélien est ainsi un chef militaire et politique, il possède des vertus morales et politiques de force et de ruse. Il doit maîtriser l’art de la guerre et s’attirer la sympathie du peuple tout en s’appuyant sur les puissants. Aimé et craint, le Prince se montre cruel si la situation l’exige, mais il doit toujours dissimuler ses intentions et paraître juste aux yeux du peuple.

Le lien étroit entre Prince prospère et seigneur de guerre

Le contexte historique dans lequel vécut Machiavel souligna l’importance d’un prince guerrier, conquérant et dirigeant. Il écrit notamment que “la guerre, les institutions et les règles qui la concernent sont le seul objet auquel un prince doive donner ses pensées et son application”. En effet, le moyen le plus efficace pour un dirigeant d’asseoir sa légitimité est de la démontrer par des faits d’armes, et non par une quelconque appartenance à une famille. Ces exploits doivent être liés aux compétences du Prince, qu’il s’agisse de la bravoure, de la résilience ou autres. Selon lui, la stratégie à adopter varie pour chaque conflit, cependant il est nécessaire d’avoir une propre armée car des mercenaires ne seront jamais des bons guerriers - car combattent pour l’argent et non pour l’honneur du prince. L’art de la guerre est alors doublement nécessaire car il faut le connaître pour gagner une bataille mais aussi pour avoir le respect de ses troupes, celles-ci doivent savoir que leur dirigeant est digne de les commander. Ainsi un bon Prince est celui qui possède le respect de son peuple, qui maîtrise l’art de la guerre et qui sait se montrer impétueux ou circonspect selon la situation - car un dirigeant prévisible dans son attitude et dans sa stratégie est voué à l’échec.

L’appropriation de Machiavel par les générations postérieures

La vision d’une société (ou d’une personne) sur le Prince dénote immédiatement de la vision portée sur l’auteur, autrement dit son ouvrage est utilisé comme référence de sa pensée politique. Ainsi lorsque l'œuvre était jugée immorale c’est directement l’auteur qui souffrait de ce qualificatif, Innocent Gentillet le qualifia par exemple ”d’horrible blasphémateur”. Machiavel n’a cependant pas été que fustigé, Francis Bacon a par exemple loué la clairvoyance dont il fait preuve vis-à-vis du comportement des dirigeants, permettant ainsi d’armer le peuple contre les tyrans en leur expliquant comment ils raisonnent. Cet argument anti-tyran permettra au florentin d’être vu par certains comme un républicain. De nombreux autres penseurs ont par ailleurs loué la pertinence de sa pensée comme Spinoza qui le qualifie “d'homme sage” ou Descartes. Une autre appropriation connue de la pensée de Machiavel est celle de Louis Althusser. Ce dernier dépeint le philosophe politique comme un praticien de la politique avec une vision marxiste. Le premier terme se réfère au fait qu’il préfère décrire la réalité du terrain plutôt que d’élaborer des théories politiques tandis que le second correspond à une interprétation que fait l’auteur.  Celui-ci s’attarde sur la dimension de la création d’un État à partir de rien, obtenue par la rencontre entre la politique (le virtù) et l’aléatoire (la fortune).

De manière générale, Machiavel a été sujet à de nombreuses interprétations, a inspiré par sa pensée politique, et ses écrits sont toujours considérés comme des classiques de la littérature stratégique voire philosophique.