La Turquie en Libye, les prémices du réveil d’un empire (2/4)

Charles Roussel

« [Recep Tayyip Erdogan] est obsédé par l’idée de restaurer la gloire du sultanat ottoman afin de contrôler le monde arabe et le monde entier » (1) Khalifa Haftar

Dans un premier temps en retrait d’un conflit qui s’internationalise, la volonté d’étendre son influence pour servir son idéologie et ses intérêts a fait de la Turquie un acteur majeur de la ‘‘guerre par procuration’’ en Libye.

Turkish President Tayyip Erdogan meets with Libya's internationally recognised Prime Minister Fayez al-Sarraj in Istanbul , Erdogan says Turkey to boost cooperation with Libya – NTV, Cyprus Mail*

Turkish President Tayyip Erdogan meets with Libya's internationally recognised Prime Minister Fayez al-Sarraj in Istanbul , Erdogan says Turkey to boost cooperation with Libya – NTV, Cyprus Mail*

L’acteur turc du théâtre libyen, entre guerre d’influence idéologique, intérêts économiques et politiques. Quelles sont les ambitions néo-ottomanes de la Turquie en Libye ?



Libye : une situation qui s’enlise, un conflit qui s’internationalise 

Après la chute de M. Kadhafi en 2011, suite à l’intervention de l’OTAN et une ultime offensive sur Syrte, la fragilité politique en Libye s’intensifie, les soulèvements populaires entraînent le pays dans une guerre fratricide. Cette fragilité réveille les appétits régionaux et fait de la Libye le théâtre d’une guerre d’influence.

Différentes puissances étrangères sont intervenues en Libye, pour officiellement tenter de pacifier la région. En effet, cette instabilité a ouvert la voie à l’Etat Islamique qui a conquis une partie du territoire libyen en 2014-2015, et a fait de la Libye une plaque tournante de l’immigration illégale vers l’Europe.

La communauté internationale a grandement favorisé la constitution d’un gouvernement d’union nationale (GUN) (2) afin d’amoindrir la menace islamique qui pèse sur la Libye. Cependant le GUN n’est pas le seul acteur qui revendique un rôle pacificateur et unificateur tout en luttant contre l’EI dans la région, le maréchal Haftar, homme fort de l’Armée Nationale Libyenne (ANL), est le principale opposant à Sarraj à la tête du GUN.

Fayez-el-Sarraj et Khalifa Haftar bénéficient chacun du soutien de puissances étrangères qui n’hésitent pas à prendre part plus ou moins officiellement dans le conflit libyen, ce qui ne contribue pas forcément à son apaisement.

Résumons les forces en présence :

D’un côté : le GUN soutenu par la Turquie, le Qatar, le Soudan, la Jordanie (et dans une bien - moindre mesure l’Italie et l’Allemagne). Il est le seul gouvernement officiellement reconnu par l’ONU.

De l’autre : l’ANL quant à elle soutenue par l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis, l’Egypte, la Russie officieusement et de manière ambiguë la France. (En effet, le quai d’Orsay joue double jeu : en sous-main il soutient le maréchal Haftar alors que la France, membre de l’ONU, ne reconnaît que le GUN).

 

D’une Turquie en retrait à une bataille pour la Tripolitaine. 

Dès les débuts du conflit libyen le Qatar soutient avec force l’opposition islamiste, il est à ce titre très engagé dans l’opération militaire en Libye coordonnée sous l’égide de l’OTAN, et n’hésite pas à livrer des milliers de tonnes d’armes aux rebelles (3). Dans un conflit qui s’internationalise, la Turquie est à l’origine en retrait du conflit libyen. Mais fin 2011, elle lorgne désormais sur l’influence politique qu’elle pourrait avoir sur les régions libyennes autrefois ottomanes (4). La Turquie va progressivement prendre part au conflit libyen, et cette influence prendra une tout autre ampleur courant 2019.



Un pays fragmenté, La Libye livrée à la surenchère des ingérences extérieures, La croix *

Un pays fragmenté, La Libye livrée à la surenchère des ingérences extérieures, La croix *

Qatar-Turquie, d’une idéologie commune fédératrice à une Libye terre d’affrontement idéologique du monde arabe 

Avec les printemps-arabes, le Qatar et la Turquie raffermissent peu à peu une même vision très critique à l’égard des régimes autoritaires traditionnels arabes voués à disparaître. Ankara et Doha prônent tous deux un changement politique vers des régimes « plus démocratiques » en soutenant les mouvements islamistes, notamment les Frères Musulmans (dont ils sont désormais les deux mécènes), qui s’opposent aux Emirats arabes unis, l’Arabie saoudite, la Syrie de Bachar el Assad ou encore l’Egypte notamment depuis Al-Sissi, succédant au fériste Morsi.

Cette opposition idéologique qui divise le monde arabe constitue ainsi l’un des facteurs déterminants des implications de ces puissances régionales dans les conflits comme celui qui sévit en Libye. (5)

Ainsi, ce vigoureux soutien apporté au GUN résulte notamment d’une volonté de s’opposer aux Etats arabes soutenant l’ANL ; faisant du conflit libyen une ‘‘guerre par procuration’’ (6) entre puissances du monde arabe. 

 

 

Le réveil de l’Empire ottoman : entre opportunisme et nationalisme

L’offensive sur Tripoli, le commencement d’un soutien militaire turc et la naissance d’ambitions économiques

Le 4 Avril 2019, sous les ordres du maréchal Haftar, l’ANL lance une offensive sur Tripoli avec un soutien militaire important de l’Arabie Saoudite et un aval très officieux des Etats-Unis. Cette offensive symbolise la militarisation croissante du conflit et le début d’un réel retour en force de la Turquie qui accentuera cette tendance. Dès mai 2019, l’implication croissante d’Ankara aux côtés du GUN se concrétise avec d’importantes exportations illégales (7) de tanks, de munitions, de drones d’observation ou encore de système de brouillage et anti-aérien plus que performant. (8)

Dès le mois d’août 2019, la Turquie établit un centre de commandement militaire et une antenne de ses services secrets (MİT) à Tripoli. (9)

Le soutien turc prend une tout autre ampleur, le 29 novembre 2019, lorsque Sarraj et Erdogan concluent un accord de coopération sécuritaire et maritime (10).

L’accord de coopération sécuritaire légitime et légalise le soutien militaire turc qui viole l’embargo des Nations unies sur les armes à destination de la Libye. Cet accord symbolise une implantation militaire turque en Libye durable et acte le renversement du rapport de force en faveur du GUN déjà opéré depuis mai.

L’accord maritime permet quant à lui de redéfinir les délimitations maritimes libyennes et offre à la Turquie un accès à certaines zones économiques exclusives (ZEE) dont celles revendiquées par la Grèce et Chypre. Ce nouveau découpage offre à la Turquie un accès direct à de multiples gisements offshore d’hydrocarbures. Ainsi, l’accord maritime reflète les ambitions économiques d’une Turquie très affaiblie sur ce plan. En effet, les terres Libyennes regorgent d’or noir et la Turquie (qui importe 92% de ses consommations de pétrole brut) ne saurait l’oublier. (11)

Ces accords impliquent d’autant plus la Turquie dans le conflit Libyen que la chute du GUN les rendrait caducs. La Turquie se doit donc de soutenir Sarraj notamment pour préserver ses intérêts économiques commerciaux.

 

Map of Maritime Delimitation Areas CRISISGROUP , Turkey Wades into Libya’s Troubled Waters, International Crisis Group  *

Map of Maritime Delimitation Areas CRISISGROUP , Turkey Wades into Libya’s Troubled Waters, International Crisis Group *

‘‘Milicisation’’ et ‘‘syrianisation’’(12) du conflit Libyen

La Turquie participe activement à la ‘‘milicisation’’ du conflit libyen. A ce titre, elle a envoyé des dizaines de milliers de mercenaires syriens (13) (recrutés par l’Armée Syrienne Libre) à qui Ankara offre 2000 $ par mois et la nationalité turque, de quoi rendre le recrutement attractif (14). La Turquie et le Qatar auraient également recruté des milices somaliennes entraînées dans des bases militaires turques (15). La Turquie ne se contente pas d’envoyer des milices, depuis 2020, l’armée turque est officiellement présente sur le territoire Libyen. (16)

Cet interventionnisme croissant (17) est pour Ankara un symbole de sa puissance dont l’affirmation apparaît de plus en plus essentielle à mesure qu’elle s’isole en Méditerranée et qu’Erdogan se confronte à des difficultés intérieures.

La Russie, rival traditionnel de la Turquie, joue également un rôle non négligeable dans cette milicisation du conflit, notamment au travers des forces Wagner qu’elle a déployées en Libye (18), ce qui n’est pas sans rappeler la situation en Syrie.

De l’idéologie aux ambitions néo-ottomanes 

Etendre son aire d’influence sur la Libye permettrait également à Ankara de contrôler la principale route migratoire de l’Afrique vers l’Europe. Ce mouvement est déjà engagé notamment par la présence militaire turque dans la région avec la base navale de Misrata et la base aérienne de Al Watiya.

Ce contrôle augmenterait la capacité de chantage migratoire d’Erdogan (actuellement principalement fondée sur la maîtrise de la route des Balkans) ce qui renforcerait son pouvoir de négociation notamment face à l’Union européenne.

Ainsi, les ambitions turques sont loin d’être purement idéologiques. La place qu’occupe aujourd’hui la Turquie en Libye tend de plus en plus à se détacher du fondement idéologique de son intervention. Le nationalisme et les intérêts économiques turcs viennent compléter les ambitions idéologiques islamiques originelles. Face à cette évolution, l’alliance qatarie-turque est moins forte qu’auparavant mais demeure, le Qatar constituant une source de financement vitale pour une Turquie économiquement affaiblie dont la puissance de projection militaire dépend notamment de la rente pétrolière qatarie.

 

Conclusion : « La Turquie retourne sur ses terres ottomanes » (19)

Le conflit libyen est le théâtre d’une guerre idéologique entre les grandes puissances traditionnelles régionales, qui souhaitent étendre leurs sphères d’influence en Libye sans perdre de vue l’importante dotation en hydrocarbure de ce territoire.

A l’instar de la situation en Syrie, la Turquie constitue un acteur de premier plan dans un conflit libyen qui tend vers une milicisation et une partition sous la coupe d’un côté de Poutine et de l’autre d’Erdogan. La Turquie y joue désormais un rôle qui révèle ses ambitions économiques et politiques.

Ainsi, l’ambition véhémente d’une extension de l’aire d’influence turque bien au-delà des frontières du pays, appuyée par la glorification régulière du passé ottoman, atteste une volonté impérialiste.

(1) Le maréchal Khalifa Haftar, en réaction au déploiement militaire turc en Libye « il est obsédé par l’idée de restaurer la gloire du sultanat ottoman afin de contrôler le monde arabe et le monde entier »  1:45 Pourquoi la Turquie va envoyer ses troupes en Libye  -France 24- https://www.youtube.com/watch?v=PlKz0p4hv6k

(2) Le Gouvernement de Salut National de Tripoli devient en 2016 le Gouvernement d’Union nationale souvent appelé Gouvernement Fayez el-Sarraj

(3) Le Qatar, caution arabe à la disparition de Kadhafi - Le Figaro - https://www.lefigaro.fr/international/2011/10/20/01003-20111020ARTFIG00795-le-qatar-caution-arabe-a-la-disparition-de-kadhafi.php

(4) La Libye a « fait partie de l’empire ottoman durant plus de quatre siècles » jusqu’en 1912 lorsque celle-ci devient une colonie italienne- Le dessous des cartes : Libye, les raisons du chaos - TV5MONDE - https://www.bing.com/videos/search?q=dessous+des+cartes+libye&docid=608034620652522466&mid=5EB22B5D38C3810DB16D5EB22B5D38C3810DB16D&view=detail&FORM=VIRE

(5) DIPLOMATIE N° 107 Libye carrefour des ambitions impériales  ‘‘Soutien turco-qatari au gouvernement Sarraj : de la convergence idéologique à l’alliance pragmatique et financière’’ P.50   https://www.areion24.news/produit/diplomatie-n-107/

(6) Le chef de la diplomatie italienne , en janvier 2020 (à propos du conflit libyen) « il y a beaucoup de pays qui interviennent dans la guerre civile en la transformant en une guerre par procuration » 1:46 Conflit en Libye : l'arrivée de l'armée turque a réveillé Européens et puissances voisines -euronews (en français)- https://www.youtube.com/watch?v=l9Y8ccgxltw euronews (en français)

(7) Info Europe 1 - Les preuves que la Turquie a brisé l’embargo sur la vente d’armes en Libye - Europe 1- https://www.europe1.fr/international/information-europe-1-les-preuves-que-la-turquie-a-brise-lembargo-sur-la-vente-darmes-en-libye-3949407

(8) « Drone d’observation Bayraktar TB2 » et le « système MILKAR-3A2  » DIPLOMATIE N° 107 Libye carrefour des ambitions impériales  ‘‘Soutien turco-qatari au gouvernement Sarraj : de la convergence idéologique à l’alliance pragmatique et financière’’ Page 50   https://www.areion24.news/produit/diplomatie-n-107/

(9) Erdogan : Les services de renseignement turcs ont changé les règles du jeu en Libye -Agence Anadolu-aa.com- https://www.aa.com.tr/fr/turquie/erdogan-les-services-de-renseignement-turcs-ont-chang%C3%A9-les-r%C3%A8gles-du-jeu-en-libye-/1923040  Libye : les visées turques de Recep Tayyip Erdogan en Tripolitaine - https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/06/23/libye-les-visees-turques-en-tripolitaine_6043869_3212.html

(10) Libye : un accord militaire entre Ankara et Fayez al-Sarraj provoque la colère de Khalifa Haftar et d’Athènes-francetvinfo- https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/libye/libye-un-accord-militaire-entre-ankara-et-fayez-al-sarraj-provoque-la-colere-de-khalifa-haftar-et-dathenes_3730295.html

(11) La Turquie discute avec la Libye pour y chercher du gaz et du pétrole-Capital- https://www.capital.fr/economie-politique/la-turquie-discute-avec-la-libye-pour-y-chercher-du-gaz-et-du-petrole-1380104

(12)  « La syrianisation de la Libye est réelle et pas uniquement symbolique » Jean Yves Le Drian au Sénat le 8 Juillet 2020  https://www.vie-publique.fr/discours/275572-jean-yves-le-drian-08072020-politique-etrangere  . Cette ‘‘syrianisation’’ se traduit notamment par une ‘‘milicisation’’ du conflit à l’instar de la situation syrienne. « La ‘‘milicisation’’ de la Syrie » Page 56 - ANNUAIRE FRANÇAIS DE RELATIONS INTERNATIONALES 2018 Volume XIX  https://www.afri-ct.org/wp-content/uploads/2019/07/Article-Bou-Nader.pdf

(13) Guerre de mercenaires entre la Russie et la Turquie en Libye -Le Monde- https://www.lemonde.fr/blog/filiu/2020/06/07/guerre-de-mercenaires-entre-la-russie-et-la-turquie-en-libye/
(14) Ankara donnerait la nationalité turque à ses mercenaires syriens en Libye -RFI- https://www.rfi.fr/fr/afrique/20200111-ankara-donnerait-nationalite-turque-mercenaires-syriens-libye 

Libye : 2 000 dollars par mois et nationalité turque pour les mercenaires syriens-francetvinfo-https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/libye/libye-2-000-dollars-par-mois-et-nationalite-turque-pour-les-mercenaires-syriens_3785861.html

(15) Libye : des sources évoquent l'envoi de mercenaires somaliens-RFI- https://www.rfi.fr/fr/afrique/20200728-libye-accusations-%C3%A9voquent-envoi-mercenaires-somaliens

La Libye, un nouveau terrain de chasse pour des milliers de mercenaires-Francetvinfo- https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/libye/la-libye-un-nouveau-terrain-de-chasse-pour-des-milliers-de-mercenaires_4062569.html

(16) Le parlement turc avance la date du vote pour une résolution sur l’envoi de soldats turcs en Libye – TRT-https://www.trt.net.tr/francais/turquie/2019/12/28/le-parlement-turc-avance-la-date-du-vote-pour-une-resolution-sur-l-envoi-de-soldats-turcs-en-libye-1331084 0:32 Pourquoi la Turquie va envoyer ses troupes en Libye -France 24- https://www.youtube.com/watch?v=PlKz0p4hv6k

(17) 0:50 Pourquoi la Turquie va envoyer ses troupes en Libye -France 24- https://www.youtube.com/watch?v=PlKz0p4hv6k

(18) Les hommes de la Wagner, ces mercenaires de Poutine – Le Télégramme - https://www.letelegramme.fr/monde/les-hommes-de-la-wagner-ces-mercenaires-de-poutine-05-12-2020-12667596.php

(19) « En 2018, Yeni Akit, un journal progouvernemental, après avoir énuméré les dix pays où sont stationnés des soldats turcs, n’hésitait pas à affirmer :‘‘ La Turquie retourne sur ses terres ottomanes.’’» - Libye, le terrain de jeu russo-turc - Le Monde Diplomatique -https://www.monde-diplomatique.fr/2020/09/MOREL/62172

Charles Roussel

27 Janvier 2021