Le positionnement turc dans le conflit russo-ukrainien

Loup Malleviale

Tandis que la Russie poursuit son invasion de l’Ukraine, se pose la question du positionnement de la Turquie, un membre de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord dont l’activité n’a eu de cesse d’irriter l’Élysée ces dernières années. Les tensions se sont incontestablement faites croissantes entre Emmanuel Macron et Recep Tayyip Erdoğan. C’est l’action menée par ce-dernier qui amena le président français à déclarer l’Alliance atlantique en état de « mort cérébrale » en novembre 2019 (1). Alors que l’unité et la pertinence de l’OTAN se sont trouvées renforcées par la campagne de Vladimir Poutine en Ukraine, la posture adoptée par la Turquie est observée de près par de nombreux analystes. Pour cause, Recep Tayyip Erdoğan n’a eu de cesse d’afficher son entente avec le président russe depuis plusieurs années. Pourtant, la relation entre les deux États n’est pas aussi univoque qu’il y parait. On se souvient par exemple que la Turquie avait abattu un avion militaire russe en 2015, provoquant ainsi une importante crise diplomatique avec Moscou. Pour comprendre le positionnement turc dans cette guerre, il est nécessaire de procéder à un rappel historique.

La Turquie, allié stratégique des occidentaux

La Turquie rejoint l’OTAN en 1952, au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Occidentalisé par les réformes de Mustafa Kemal Atatürk depuis l’avènement de la République en 1923, la Turquie se sent menacée par  son voisin soviétique dans ce contexte de Guerre froide. Ankara avait d’ores et déjà rejoint le Conseil de l’Europe et accepté le Plan Marshall. Cela étant, cette adhésion au bloc occidental est stratégiquement significative pour les Américains : la Turquie est alors le seul pays de l’OTAN - avec la Norvège, à partager une frontière avec l’URSS. Elle est par ailleurs maîtresse des détroits du Bosphore et des Dardanelles qui relient la mer Méditerranée à la mer Noire, et dispose à ce titre d’une importance toute particulière sur le plan maritime.

Pour autant, des tensions émergent lorsque la Turquie mène l’opération Attila et envahit le nord de Chypre en 1974. En conséquence, les États-Unis décrètent un embargo sur les ventes d’armes à la Turquie, qui prend conscience de son besoin d’autonomie et décide de développer son industrie de défense. Le gel du conflit apaise les esprits, mais les tensions réapparaissent avec la guerre du Golfe et après l’invasion américaine de l’Irak en 2003.

Du “zéro problème avec nos voisins” à la “politique d’autonomie régionale du grand écart”

La Guerre froide terminée, la Turquie craint de voir sa position stratégique amoindrie. Elle retrouve l’espoir en la personne d’Ahmet Davutoğlu, d’abord conseiller, puis ministre des Affaires étrangères, et enfin Premier ministre de Recep Tayyip Erdoğan. En 2001, il théorise la profondeur stratégique de la Turquie : fort de son positionnement à la croisée des chemins entre les Balkans, le Caucase, et le Moyen- Orient, le pays est unique en ce qu’il est capable de mettre en relation les civilisations (2). Il développe par ailleurs la politique du « zéro problème avec nos voisins ». Celle-ci régit la diplomatie turque jusqu’aux révoltes du Printemps arabes, que la Turquie soutient et lors desquelles elle adopte une posture de modèle à suivre pour les peuples arabes. Directement menacée par la dégénérescence du conflit syrien en guerre civile à sa frontière, Ankara décide d’opter pour ce que Jean Marcou appelle la « politique d’autonomie régionale du grand écart » (3). Tout en restant dans l’OTAN, la Turquie prône un interventionnisme croissant dans les conflits situés dans  ce qu’elle considère comme sa sphère d’influence. Pour ce faire, elle s’efforce de renforcer ses relations avec des États qui ne sont pourtant pas ses alliés, au premier rang desquels figure la Russie de Vladimir Poutine.

Ankara et Moscou : entre antagonismes et intérêts mutuels

Ce rapprochement est clairement symbolisé par le processus d’Astana en 2017. Avec celui-ci, la Russie, la  Turquie, et l’Iran s’auto-proclament régulateurs du conflit syrien qu’ils se proposent de résoudre, nonobstant les occidentaux. Pourtant, la Turquie est bel et bien opposée au régime de Bachar el-Assad, soutenu par Moscou et Téhéran. Elle a mené quatre interventions militaires sur le territoire syrien depuis 2016, et n’a pas hésité à combattre le YPG kurde, allié des occidentaux dans la lutte face à l’État islamique,  mais catégorisée « organisation terroriste » par Ankara.

On a pu observer une configuration similaire lors de la guerre qui a opposé l’Arménie et l’Azerbaïdjan au Haut-Karabakh à la fin de l’année 2020. Tandis que la Russie se plaçait comme “agent de paix” en Arménie, la Turquie s’est activement rangée aux côtés de l’Azerbaïdjan en armant les forces de Bakou (démontrant notamment la puissance de frappe de ses drones Bayraktar TB2) et en mobilisant des mercenaires en provenance du Proche-Orient. Néanmoins, Moscou et Ankara se sont là encore posés en médiateurs, excluant ainsi l’Union Européenne de toute démarche de résolution d’un conflit se situant à son voisinage.

Opposés sur plusieurs théâtres extérieurs, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan ont pourtant bien intérêt à s’entendre. Ce-faisant, ils renforcent tous deux leur importance stratégique en se rendant incontournables dans la gestion des contentieux internationaux et en soulignant la contestation de l’hégémonie occidentale. A l’image du projet de réforme des Nations Unies de M. Erdoğan – intitulé « A Fairer World is Possible » (4), c’est bien l’idée d’un nouvel ordre mondial qui est avancée conjointement par Moscou et Ankara.

Il convient cependant de rappeler que cette relation ne se limite pas à la résolution de conflits internationaux. La Russie a par exemple la charge de construire la première centrale nucléaire de Turquie à Akkuyu. En effet, la coopération russo-turque est avant tout énergétique. Pauvre en hydrocarbures, c’est vers Moscou qu’Ankara s’est tourné dès les années 1980 pour s’approvisionner en gaz et en pétrole. Les échanges économiques entre les deux pays se sont particulièrement accrus lors de ces dernières décennies. Ils finissent par susciter un tollé au sein de l’OTAN lorsque la Turquie confirme avoir acheté les missiles de défense aérienne S-400 à la Russie, mettant ainsi en péril tant la symbolique de l’Alliance que les secrets technologiques occidentaux.

Toutefois, la relation russo-turque n’est pas univoque. En témoigne le déploiement de troupes et de mercenaires turcs en Libye au printemps 2020, amenés à se battre contre les mercenaires de la société privée Wagner, affiliée au Kremlin. Par ailleurs, la Turquie demeure dans une situation complexe vis-à-vis de la Russie dans l’enclave d’Idlib, au nord de la Syrie. La zone est aux mains des Turcs en vertu du processus d’Astana. C’est là que se trouve ce qu’il reste de l’opposition syrienne, mais aussi de nombreux réfugiés. Si les Russes décidaient de donner l’assaut, on estime que plus d’un million de personnes pourraient être amenées à fuir de l’autre côté de la frontière. La Turquie subit une forte pression migratoire depuis l’éclatement de la guerre civile, et s’est engagée en 2016 à contenir les flux auprès de l’Union européenne en échange d’une compensation financière. Beaucoup considèrent d’ailleurs que l’idylle entre les présidents russe et turc s’est achevée après que 34 soldats turcs ont été tués par une frappe aérienne autorisée par le Kremlin en 2020. Enfin, Ankara entretient de forts liens économiques, politiques et militaires avec l’Ukraine.

L’Ukraine, ligne rouge des convergences russo-turques ?

Plusieurs éléments justifient ces bonnes relations. Pour Aurélien Denizeau, chercheur et analyste géopolitique, les Turcs ont longtemps considéré que l’Ukraine leur permettait d’exercer un moyen de pression au voisinage de la Russie. C’est également une manière pour Ankara de montrer sa volonté de rester dans le giron occidental en dépit des controverses de ces dernières années (5). Par ailleurs, les Tatars

- une minorité turcophone, résident en Crimée. La Turquie s’efforce d’entretenir de bonnes relations avec eux pour se faire le protecteur des populations turcophones et étendre son influence hors de son territoire. C’est en partie pourquoi Recep Tayyip Erdoğan n’a jamais reconnu l’annexion de la péninsule par la Russie en 2014.

A cela s’ajoute les ambitions menaçantes de la Russie en mer Noire, qui se heurtent à celles d’Ankara. Le président turc dénonçait ainsi en mai 2016 la volonté du Kremlin de faire de cet espace un « lac russe », déclarant même que si la Turquie n’agissait pas, « l’histoire ne [lui] pardonnerait pas ». En effet, le général Valeri Guérassimov, chef d’état-major des armées et vice-ministre de la Défense russe, affirmait sa flotte en capacité de frapper le détroit du Bosphore et de rivaliser avec les forces turques (6). Si la Russie venait à prendre le contrôle de la zone, elle deviendrait maitresse de l’accès au canal de Suez, à la mer Noire, et à la Méditerranée orientale.

Les relations économiques avec Kiev se manifestent tant par le fort tourisme ukrainien en Turquie que dans le cadre de l’Organisation économique de la mer Noire. Politiquement, Ankara a soutenu la candidature ukrainienne à l’OTAN. Surtout, la coopération militaire est importante entre les deux pays : d’abord parce que les Turcs exportent les drones Bayraktar TB2 en Ukraine – qui les utilisent actuellement pour se défendre, ensuite parce que les deux États ont constitué une joint-venture dans le but de construire des drones alimentés par des moteurs ukrainiens, de meilleure qualité que ceux produits par les Turcs.

Lorsque Vladimir Poutine annonce reconnaitre l’indépendance des républiques de Donetsk et de Louhansk le 22 février dernier, Recep Tayyip Erdoğan décide sans attendre d’écourter sa tournée en Afrique – ô combien importante pour lui.Immédiatement, le ministère turc des Affaires étrangères juge “la décision de la Russie en question inacceptable » et la rejette (7). Le lendemain, le président turc appelle son homologue russe pour lui proposer son arbitrage pour la seconde fois ce mois-ci. Début février, Recep Tayyip Erdoğan s’était en effet rendu en Ukraine pour apporter son soutien au président Zelensky, tout en reprochant aux Occidentaux de ne pas en faire assez pour parvenir à une solution à la crise. Il avait alors invité les présidents russe et ukrainien à venir dialoguer en Turquie. En vain : le 24 février, la Russie déclenche son opération militaire sur le territoire ukrainien.

La question des détroits

Très vite, l’Ambassade d’Ukraine à Ankara demande à la Turquie de bloquer l’accès aux détroits du Bosphore et des Dardanelles aux navires militaires russes. Pour cause, les russes avaient fait pression sur le gouvernement turc pour que celui-ci interdise l’accès aux navires américains alors que le Kremlin faisait la guerre à la Géorgie à l’été 2008. La question des détroits est régie par la Convention de Montreux de 1936. A l’époque, les grandes puissances et pays de la mer Noire (Roumanie, Bulgarie, Grèce, Turquie, Royaume-Uni, Australie, France, et URSS – la Russie et l’Ukraine étant les héritières de ce traité) s’accordent sur le libre passage des navires tant que la situation internationale n’exige le contraire. Mais cet accord est sujet à interprétation selon l’article que l’on décide de faire appliquer. En effet, l’article 19 permet à la Turquie d’interdire aux navires des puissances belligérantes de passer par les détroits. Cependant, l’article 20 engage la Turquie à laisser passer les navires en route pour rejoindre leur port d’attache, quel que soit leur intention. Seulement, si Ankara s’estime partie au conflit, elle gère intégralement le contrôle des détroits et peut à ce titre laisser passer des navires alliés (tels que ceux de l’OTAN). Enfin, l’article 21 assure le contrôle total des détroits à la Turquie dans le cas où elle

s’estimerait menacée d’un danger de guerre imminent. Dans le cas présent, la question se pose pour les navires russes en mer Égée et qui voudraient rentrer en mer Noire.

En annonçant publiquement sur Twitter avoir reçu l’aval de Recep Tayyip Erdoğan pour bloquer l’accès aux détroits, Volodymyr Zelensky a mis le président turc devant la politique du fait accompli – la Turquie n’avait alors encore rien annoncé. Ce-faisant, quatre navires ont été empêchés. Cependant, la Turquie a pris le soin de déclarer qu’il s’agissait d’une « amicale sollicitation » auprès des Russes et que trois de

ces navires n’étaient de toute façon pas basés en mer Noire, et donc non-concernés. L’essentiel pour Ankara, c’est que l’on évite un débordement maritime du conflit.

Le dangereux vacillement de la Turquie

Recep Tayyip Erdoğan souhaiterait certainement que l’implication de la Turquie se fasse plus discrète dans cette guerre. Cette tâche ne lui ait pas rendu aisée par la défense ukrainienne qui vente l’efficacité des drones turcs face aux colonnes de chars russes. On peut en effet facilement trouver des vidéos en ligne de leur utilisation, et un chant militaire ukrainien les mettant en valeur a même été élaboré. La Turquie reste dépendante de la Russie à de nombreux égards : elle partage avec le Kremlin la gestion de conflits extérieurs aux conséquences potentiellement destructrices, la moitié de son gaz provient de Russie, et les liens économiques sont forts entre les deux pays. Tandis que la Turquie s’enfonce dans la crise économique (avec une inflation de plus de 54% en février), il apparaît essentiel pour Ankara de parvenir à maintenir sa politique d’autonomie régionale du grand écart. Le conflit pourrait entraîner une hausse considérable du prix des matières premières fournies tant par l’Ukraine (blé, orge) que par la Russie (gaz, pétrole). C’est sans doute pourquoi il est peu probable qu’elle s’attache à suivre le train des sanctions occidentales.

Mais en dépit de la dégradation de l’État de droit depuis le coup d’État manqué de 2016, la société turque demeure relativement démocratique. Les élections présidentielles et législatives sont prévues pour 2023, à l’occasion du centenaire de la République. Pour la première fois depuis 20 ans, les sondages sont défavorables à l’AKP de Recep Tayyip Erdogan, et l’opposition s’unit progressivement pour saisir sa chance. Le 4 mars 2022, Aurélien Denizeau faisait part d’une opinion turque favorable aux Ukrainiens (8). Si une partie considère qu’il ne faut pas se ranger derrière les occidentaux pour autant, le soutien à la Russie est au pire discret, au mieux inexistant. C’est une donnée incontournable pour le

président sortant, dont l’électorat est le plus sévèrement touché par la crise économique. Quel serait alors son positionnement si les occidentaux lui demandaient une plus grande implication dans cette crise durable ? Accepterait-il de faire pression sur la Russie ? Si l’OTAN venait à en être impliqué militairement dans ce conflit, participerait-il à l’effort de guerre ? Seul pays où l’islam est majoritaire au sein de l’Alliance atlantique, la Turquie doit par ailleurs prendre soin de son image au sein du monde musulman dont elle se rêve être la capitale. Dans un article récent pour le Washington Post, Aslı Aydıntaşbaş fait part d’un commentaire émis par un haut dirigeant turc : « If there is to be a new coldwar, there is no doubt about where we stand » (9). Partenaire de toutes les parties prenantes à la guerre,la Turquie nourrit l’espoir d’apporter la paix à l’une des crises les plus déstabilisatrices depuis la Seconde Guerre mondiale. Elle est parvenue à organiser une rencontre sur son territoire, ce jeudi 10 mars, entre les ministres des Affaires étrangères russes, ukrainiens, et turcs. Néanmoins, les espoirs d’un aboutissement des négociations de paix restent maigres. La guerre en Ukraine constitue donc une véritable épreuve de vérité pour Ankara. Longtemps, la Turquie a voulu mener un double jeu pour se frayer une place parmi les grandes puissances de ce monde. Mais aujourd’hui, il apparaît peu probable qu’elle soit assez souple pour maintenir ce grand écart.

(1) Nathalie GUIBERT, « La France n’a pas signé pour ça » : pourquoi Macron pense que l’OTAN est en état de « mort cérébrale », Le Monde, 08/11/2019

(2) Ahmet DAVUTOĞLU, Strategic Depth, 2001

(3) Jean MARCOU, Les nouveaux enjeux stratégiques de la politique étrangère de la Turquie, Institut FMES, disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=PgHiCq8hT2o, à 11:35, 24/02/2022

(4) Recep Tayyip ERDOĞAN, A Fairer World is Possible: A Proposed Model for a United Nations Reform, Gülenay Börekçi, 27/10/2021

(5) Aurélien DENIZEAU, entretien par Julie GACON, Guerre en Ukraine : la Turquie entre deux eaux, France Culture, Les Enjeux Internationaux, 04/03/2022

(6) General Staff: Russia-Turkey balance of force in Black Sea has changed over years, TASS, disponible sur https://tass.com/defense/899730?utm_source=google.com&utm_medium=organic&utm_campaign=google.com& utm_referrer=google.com, 14/09/2016

(7) Press Release Regarding the Decision of the Russian Federation to Recognize the So-called Donetsk and Luhansk Republics, Republic of Türkiye, Ministry of Foreign Affairs, disponible sur : https://www.mfa.gov.tr/no_-57_-rf-nin- sozde-donetsk-ve-luhansk-cumhuriyetleri-ni-tanima-karari-hk.en.mfa, 22/02/2022

(8) Aurélien DENIZEAU, entretien par Julie GACON, Guerre en Ukraine : la Turquie entre deux eaux, France Culture, Les Enjeux Internationaux, 04/03/2022

(9) Aslı AYDINTAŞBAS, Opinion: Where does Turkey stand in a new Cold War? It shouldn’t be complicated., The Washington Post, disponible sur : https://www.washingtonpost.com/opinions/2022/03/05/turkey-russia-ukraine- position-nato-west/, 05/03/2022