« L’espionnage vert », nouvel outil de l’intelligence économique ?

Par Arthur Savy

« La Grande Bretagne a un rôle à jouer dans la gestion du point le plus important de politique internationale de ces prochaines années, la lutte contre le changement climatique »[1]. Selon Richard Moor, chef du MI6, les services secrets britanniques ont désormais une mission supplémentaire, celle d’aider à lutter contre le changement climatique, « la cause la plus importante, et pour [son] pays, et pour la planète »[2], selon ses mots.

En amplifiant les risques et les menaces, le changement climatique affecte la paix et la sécurité internationale. Source de tensions susceptibles de déboucher sur des crises ouvertes voire des conflits, à mesure que ses conséquences se font ressentir, les agences de renseignement commencent à prendre en compte et à regarder de près les données liées au climat et à l’écologie. En effet, pour les gouvernements et les décideurs politiques, les enjeux environnementaux et climatiques sont aussi des enjeux géopolitiques, comme les migrations, la raréfaction de certaines ressources ou encore la disparition de frontières maritimes qui viendraient complexifier les relations entre pays. Ainsi, l’analyse des enjeux environnementaux et climatiques doit aller au-delà de l’aspect purement scientifique et intégrer leurs implications géopolitiques et économiques. Le développement de « l’espionnage vert », concept nouveau dans l’univers du renseignement, témoigne de cette nécessité.

Selon Bruno Fuligni, historien et expert du renseignement international, cet « espionnage vert » a plusieurs dimensions.
Le premier aspect relève plutôt d’un intérêt purement économique et vient enrichir les objectifs de l’intelligence économique.
Pour les Etats et les gouvernements, la prise d’engagements en matière de respect de l’environnement et de protection de la biodiversité est synonyme d’opportunités mais aussi de contraintes. En effet, il faut savoir si les autres Etats qui ont signé les mêmes traités respectent eux aussi leurs engagements. Pour ce faire, des opérations de renseignement sur ces thématiques commencent à émerger. Comme le rappelle Richard Moor, « les dirigeants signent des accords sur le changement climatique et c’est [le travail des services de renseignement] de s’assurer que leurs actions correspondent vraiment à leurs engagements »[3]. En effet, les gouvernements qui ont pris des engagements risquent de se retrouver défavorablement concurrencés, conduisant à des « distorsions de concurrence ». C’est pourquoi les gouvernements ont intérêt à observer ce qu’il se passe à l’extérieur de leurs frontières en matière environnementale pour éviter de perdre tous les marchés en proposant des produits de bonne qualité environnementale mais beaucoup trop chers par rapport à des concurrents qui ne respecteraient pas les mêmes exigences. Ainsi, regarder comment pollue ou ne pollue pas ses concurrents revient à espionner leurs zones de production, sites industriels, filières, et donc à réaliser du renseignement économique.

Il est également possible d’envisager « l’espionnage vert » d’un point de vue plus géopolitique. En effet, les évolutions climatiques entraînent des conséquences directes sur les récoltes, les cours d’eau, le niveau des océans, la désertification, etc. Ainsi, l’Etat qui est capable d’anticiper les effets de ces conséquences, comme les famines ou les migrations, sera en mesure d’élaborer un certain nombre de scénarios, et d’établir une cartographie des risques climatiques, c’est-à-dire essayer d’identifier les zones dans lesquelles des conflits ou des tensions  peuvent être exacerbés par les conséquences du réchauffement climatique. En effet, comme le détaille la stratégie « Climat et Défense » du Ministère des Armées (approuvée le 25 avril 2022), des foyers de tensions internationales pourraient apparaître ou gagner en intensité sous l’effet des conséquences du dérèglement climatique. Par exemple, selon le rapport de cette stratégie, l’accès à l’eau constitue « un facteur crisogène d’une importance critique »[4] dans de nombreuses régions, notamment au Proche et Moyen-Orient, dans la bande sahélo-saharienne et en Asie du Sud. De même, la fonte des glaces transforme peu à peu l’Arctique en un nouveau foyer de tensions et de rivalités internationales.
« L’espionnage vert » vient ainsi renforcer les instruments de veille, de recherche et d’anticipation permettant de cartographier et d’anticiper les zones qui sont et seront durablement impactées par le changement climatique d’un point de vue stratégique et géopolitique.

Plus concrètement, la mise en place de cet « espionnage vert » peut mobiliser des moyens à la fois technologiques et humains.
D’un point de vue technologique, les services de renseignement peuvent par exemple avoir recours à l’imagerie spatiale. Les satellites, équipés de technologies de reconnaissance d’images et d’intelligence artificielle, permettent d’observer depuis l’espace les sources de pollution. Par exemple, au moyen de capteurs et d’images infrarouges, il peut être possible de localiser et cartographier les fuites de carbone ou de méthane dans le monde et ainsi repérer les lieux qui en émettent des quantités anormalement élevées. Autre exemple, la plateforme numérique « Global Plastic Watch », développée par des scientifiques américains, cartographie la pollution plastique mondiale en temps quasi réel. En utilisant des données librement disponibles de l’Agence spatiale européenne, elle permet de détecter les sites de déchets plastiques sur Terre et de les surveiller dans le temps. Testée en Indonésie, elle aurait permis d’identifier deux fois plus de décharges que celles qui sont officiellement recensées.
Des moyens plus traditionnels, humains, peuvent également être mobilisés comme l’explique Bruno Fuligni. Selon lui, les méthodes de renseignement traditionnelles restent très efficaces afin de collecter des données sur l’écologie ou le climat. Il parle notamment de « méthodes intrusives », « d’infiltrations », de manipulations de « sources » telles que des individus travaillant sur des sites sensibles, etc. [5] Il explique par exemple que pour connaître le devenir des déchets nucléaires en Chine ou en Russie, il faudra chercher à se rapprocher de personnes qui en sont chargées, qui les traitent, qui en tombent malades éventuellement et qui pourraient avoir un certain ressentiment et envie d’en parler malgré le danger.

Enfin, « l’espionnage vert », ou renseignement écologique, n’est pas uniquement l’affaire des services de renseignement et autres agences gouvernementales. Certaines ONG pratiquent également cette activité dans un but purement écologique, sans visées stratégiques ou géopolitiques, au nom de valeurs de défense et de protection de la biodiversité. C’est par exemple le cas de l’EIA, l’Environmental Investigation Agency, ONG spécialiste des enquêtes secrètes pour lutter contre la criminalité et les abus environnementaux dans le monde entier. Pionnière dans ce domaine, elle cible notamment les marchés qui compromettent les efforts déployés dans le monde pour protéger l’environnement (braconnage, commerce illégal d’ivoire, déforestation, industries polluantes, etc.). Au moyen d’enquêtes, en utilisant à la fois des techniques de collecte d’informations (en open source par exemple), et des opérations d’infiltration sur le terrain, elle cherche à recueillir des preuves convaincantes et identifier les causes de ces abus. Elle mobilise ensuite les preuves récoltées afin d’informer le public par le biais des médias de masse, faire réagir et influencer les décideurs politiques. Par exemple, en 2021, dans une enquête sans précédent, elle a révélé comment les consommateurs européens de contreplaqué tropical ont été les moteurs involontaires de la dégradation des forêts. Selon les conclusions de ses différentes enquêtes, des entreprises européennes sembleraient avoir importé des milliers de tonnes de contreplaqué tropical à haut risque de contenir du bois illégal et en violation apparente de la législation européenne. Est notamment en cause dans cette enquête le plus grand exportateur chinois de contreplaqué (« Jiangsu High Hope Arser ») dans ce qui semblerait être une fraude de plus de 100 000 tonnes de produits certifiés FSC (Forest Stewardship Council). Dans cette affaire, l’EIA dénonce notamment le manque de transparence systémique dans la chaîne d’approvisionnement mondiale du contreplaqué tropical.

Finalement, et c’est souvent le cas lorsqu’il est question de renseignement, la problématique de l’éthique mérite d’être débattue. En effet, même si l’espionnage vert est officiellement appliqué à des fins nobles et morales (la préservation de l’environnement et des écosystèmes), la frontière entre légitimité et dérives est souvent ténue. De plus, la question des limites quant aux moyens employés se pose également. L’enjeux de préservation de l’environnement justifie-t-il l’emploi de moyens entraînant la violation de certaines libertés comme le respect de la vie privée ou la souveraineté de certains Etats ? La création d’un cadre et d’une “éthique” autour de cette nouvelle facette du renseignement en pleine émergence mérite d’être discutée, afin d’éviter les abus qui pourraient en résulter. 

Références

[1]https://www.rts.ch/info/sciences-tech/environnement/13883203-quand-les-services-secrets-semparent-de-la-question-climatique.html

[2]https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-transition/pourquoi-le-mi6-se-met-a-l-espionnage-climatique-2264562

[3]https://www.rts.ch/info/sciences-tech/environnement/13883203-quand-les-services-secrets-semparent-de-la-question-climatique.html

[4]https://www.defense.gouv.fr/sites/default/files/ministere-armees/Pr%C3%A9sentation%20strat%C3%A9gie%20Climat%20et%20d%C3%A9fense.pdf

[5]https://www.rts.ch/info/sciences-tech/environnement/13883203-quand-les-services-secrets-semparent-de-la-question-climatique.html

Sources

https://www.youtube.com/watch?v=TlsqEqtFXpo

https://www.rts.ch/info/sciences-tech/environnement/13883203-quand-les-services-secrets-semparent-de-la-question-climatique.html

https://www.defense.gouv.fr/strategie-climat-defense

https://leseclaireurs.canalplus.com/articles/comprendre/grace-a-la-technologie-l-espionnage-ecologique-va-t-il-se-democratiser-a-l-avenir

https://globalplasticwatch.org/

https://eia-international.org/

https://us.eia.org/howwework/investigations/