Stratégie et contre-influence : comment les Etats-Unis tentent de contenir l’expansion géopolitique chinoise mondiale - Partie 2

Tristan  Segur et Alan Segur


Note à l’intention du lecteur : le présent article est publié en trois parties, consécutivement sur trois semaines. La première publication comprend l’introduction et la première partie, bonne lecture.

Table des matières :

  • Introduction

  • Le train laotien, nouvel élément du maillage d’infrastructures en Asie du Sud-Est.

  • La Belt and Road Initiative, outil de recomposition géopolitique.

  • L’espace Indo-Pacifique : théâtre de contre-influence et de jeux d’alliances

    A) Etats-Unis : le déploiement d’une stratégie de contre-influence

    B) Le jeu des alliances chinois

  • Conclusion

  • Bibliographie


La Belt and Road Initiative, outil de recomposition géopolitique.

Si l’industrialisation massive et l’ouverture de l’économie chinoise débutent dans les années 80 sous la présidence de Deng Xiaoping, le poids de la Chine sur la scène géopolitique internationale n’a cessé de croître depuis cette époque. En cela, le projet One Belt One Road (OBOR), devenue la Belt and Road Initiative (BRI), constitue un élément majeur de la stratégie d’influence extérieure chinoise. Évoqué pour la première fois en septembre 2013 par le président Xi Jinping, le projet est inscrit dans la constitution du Parti Communiste Chinois (PCC) en 2017 [10].

 Initialement, l’initiative des Nouvelles routes de la soie est présentée comme un moyen d’établir des flux commerciaux avec des pays d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Europe, et d’importer des matières premières. Les flux économiques se font par voies terrestres et maritimes, comme en atteste la carte suivante :

”Routes de la soie, nouvelle route de la soie”, Rouiaï Nashidil, Geoconfluences, 09/2018, http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/routes-de-la-soie

 A l’Ouest, les villes de Kachgar et d’Ürümqi assurent l’export et l’import de marchandises grâce à un réseau ferroviaire s'étendant jusqu’en Europe [11]. A l’Est, les principales villes littorales (Shanghaï, Tangshan, Qingdao, Guangzhou), comprenant les 5 plus grands ports mondiaux, assurent le transport par voie maritime. Sur le plan intérieur, l’économie chinoise, concentrée sur la fabrication et l’exportation de marchandises, est rendue vulnérable par sa dépendance aux matières premières extérieures. De plus, si le littoral contribue à hauteur de 58% du PIB et 84% des exportations en 2016, la partie occidentale du pays ne comprend que 8% du PIB pour 3% des exportations [12]. Ainsi, la BRI apparaît non seulement comme un moyen d’assurer la sécurité énergétique du pays, mais aussi d’industrialiser et de revitaliser les parties ouest et intérieure de la Chine. En mai, le Premier ministre chinois admet les difficultés économiques auxquelles le pays fait face à la suite de la politique zero-covid [13]. La nécessité d’accroître une balance commerciale excédentaire renouvelle ainsi l’importance de la BRI.

Cependant, comme le montre le chemin de fer laotien, l'initiative des Nouvelles routes de la soie constitue aussi un projet géopolitique et stratégique de grande ampleur pour la Chine.

Alors que l’entrée de la Chine à l’OMC est effective le 11 décembre 2001, la part qu’occupe le pays dans la production du PIB brut mondial passe de 4% à cette même période, à 16% en 2020 [14]. Devenu le premier pays exportateur mondial en valeur et en volume marchand, il est également le second plus grand importateur [15]. Ainsi, l’Empire du Milieu occupe indéniablement un poids massif dans l’économie mondiale, et la BRI lui permet d’asseoir cette position. Par extension, l’importance des flux commerciaux a pour effet de créer un fort phénomène de dépendance. Premier partenaire commercial de la Chine, l’Union Européenne disposait d’une balance commerciale déficitaire s’élevant à 181 milliards d’euros en 2020 avec ce pays [16]. Comme en atteste ce rapport récent de l’Institut Français des Relations internationales (IFRI), de nombreux pays européens montrent une dépendance et/ou une méfiance à un degré parfois élevé de son commerce avec la Chine [17]. Les échanges commerciaux sino-européens font alors apparaître les vulnérabilités européennes en termes de compétitivité, de sécurité, de chaînes d’approvisionnement, d’accès aux marchés, et enfin de dépendance vis-à-vis de ses importations. A ce titre, la crise sanitaire liée au coronavirus en 2020 a permis, avec la question de l’approvisionnement en masques, de relancer le débat sur le commerce sino-européen. De même, l’intérêt médiatique et politique grandissant portant sur le travail forcé des minorités Ouïghours au XinJiang n’a fait qu’accroître les tensions. L'Union Européenne affiche alors sa volonté de développer une autonomie dite “stratégique”. Elle procède notamment à la création du Comprehensive Agreement on Investment (CAI) en décembre 2020, visant à rééquilibrer les flux commerciaux avec la Chine [18]. Cependant, les positions au sein du bloc européen sont plus contrastées. D’une part, les enjeux définis comme stratégiques varient selon les pays, puisqu’ils sont propres aux situations économiques, sociales et commerciales de chacun. D’autre part, certains pays n’ont pas d’intérêt à réduire leurs activités avec la Chine. Ainsi, si l’Autriche porte le discours d’une Europe indépendante stratégiquement, l’Allemagne cherche à sortir du débat tandis que la Grèce affiche un certain désintérêt [19].

Aussi, la Chine profite des Nouvelles routes de la soie pour mener une politique d’endettement massif à l’égard de certains partenaires commerciaux. Sous couvert d’aides au développement et d’investissements chinois dans la construction d’importantes infrastructures, la dette s’avère parfois être une arme destructrice. Elle permet in fine de créer une forte dépendance, plaçant ainsi la Chine en position de force. En cela, le Sri Lanka, tout comme la Grèce, est un cas d’école. Après avoir financé des projets à hauteur de plusieurs centaines de millions, parfois des milliards de dollars, la Chine dispose alors d’une créance importante vis-à-vis de Colombo [20]. Après son arrivée au pouvoir le 9 janvier 2015, l’ancien président Maithripala Sirisena se retrouve sous pression. Il finit par céder, en décembre 2017, la possession du port d’Hambantota à la Chine pour une durée de 99 ans. Dès lors, celle-ci bénéficie de la souveraineté sur une infrastructure stratégique, point d’ouverture sur une route maritime parmi les plus fréquentées au monde. Infrastructure qui permet de plus l’accumulation de moyens militaires importants, grâce à la profondeur suffisante pour accueillir les plus grands navires, militaires ou commerciaux. Malgré les risques encourus par les pays partenaires, la Chine parvient à justifier ses implantations locales en développant un narratif relatif au soft power. A cela s’ajoute souvent, comme le montre le cas laotien, le soutien et l’accompagnement du discours politique, mais aussi la possibilité de contracter des prêts presque sans contraintes. Ainsi, certains pays européens, comme la Serbie, préfèrent s’endetter lourdement auprès de la Chine plutôt que de procéder à une restructuration politique fastidieuse et coûteuse dans le but d’obtenir des aides financières provenant de l’Union Européenne [21].

Puisant ressources minières et matières premières en Afrique, ressources énergétiques au Moyen-Orient, la Belt and Road Initiative permet sans conteste à la Chine de nourrir des intérêts géopolitiques vitaux. Par la construction de grandes infrastructures ferroviaires en Afrique [22], la création du corridor économique avec le Pakistan (CPEC) [23] et le futur corridor Chine-Péninsule indochinoise (CICPEC), ainsi que les accords bilatéraux menés en marge de la BRI, la Chine renforce son influence au sein de différents théâtres régionaux.  En conséquence, les nouvelles routes de la soie terrestres et maritimes constituent un outil de recomposition géopolitique au sein de territoires divers, susceptible d’éclipser l’hégémonie géopolitique et géoéconomique d’acteurs régionaux ou mondiaux.


La semaine prochaine…

  • L’espace Indo-Pacifique : théâtre de contre-influence et de jeux d’alliances.

Notes et sources :

[10] “Synthèse documentaire Chine”, Centre de documentation de l'École militaire (CDEM), 01/07/22
https://www.dems.defense.gouv.fr/sites/default/files/2022-07/Synthese_CHINE_CDEM_2022_0.pdf

[11] “CHINE : Géographie, démographie, économie”, Le Monde en carte, 04/09/22
https://www.youtube.com/watch?v=WaHmF_Fxj-I

[12] SANJUAN Thierry, “La Chine, la modernisation encadrée d’un territoire global”, Géoconfluences, 14/02/16
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/la-chine/articles-scientifiques/la-fin-des-trois-chine

[13] LAGARDE Stéphane, En Chine, le Premier ministre fait état d’une situation critique pour l’économie”, RFI, 26/05/22
https://www.rfi.fr/fr/asie-pacifique/20220526-en-chine-le-premier-ministre-fait-%C3%A9tat-d-une-situation-critique-pour-l-%C3%A9conomie

[14] “Viral Slowdown – How China’s Coronavirus Epidemic Could Hurt the World Economy”, The Economist, 15/02/20, www.economist.com

[15] https://fr.statista.com/statistiques/570494/principaux-pays-importateurs-dans-le-monde/ 

[16] “European Union, Trade in Goods with China”, Commission européenne, Direction générale du commerce, 02/06/21
https://policy.trade.ec.europa.eu/eu-trade-relationships-country-and-region/countries-and-regions/china_en

[17] “Dependence in Europe’s Relations with China”, L’institut français des relations internationales, 04/22
https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/etnc_2022_report.pdf

[18] Initié dans le but d’ouvrir davantage le marché chinois aux IDE européens, certains députés ont voulu la conditionner au respect des conventions de l’Organisation Internationale du Travail (OIT ou ILO) sur le travail forcé. Cependant, faisant suite aux sanctions chinoises ciblant des personnalités publiques du Parlement européen et de la société civile en 2021, le projet n’a pas encore été voté au Parlement européen.

Source : “Dependence in Europe’s Relations with China”, L’Institut français des relations internationales, 04/22
https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/etnc_2022_report.pdf 

[19] Ibid.

[20] Sur la seule année 2018, le Sri Lanka, pays de 22 millions d’habitants, a remboursé environ 5 milliards de dollars à la Chine.

Source : “How China Got Sri Lanka to Cough Up a Port”, The New York Times, 25/06/18
https://www.nytimes.com/2018/06/25/world/asia/china-sri-lanka-port.html

[21] Considéré officiellement comme candidat pour intégrer l'UE en mars 2012, l’adhésion de la Serbie n’est toujours pas effective et ne devrait pas l’être avant 2025. Pour cause, de nombreuses mesures négociées par l'UE apparaissent comme des contraintes et nécessitent une refonte du système politique Serbe.

Source : DA SILVA Lucas, “Serbie, ou en est la procédure d’adhésion à l’Union européenne, 21/07/22
https://www.touteleurope.eu/l-ue-dans-le-monde/serbie-ou-en-est-la-procedure-d-adhesion-a-l-union-europeenne/

[22] La Chine, particulièrement présente en Afrique orientale, s’est implantée au Kenya, en Tanzanie ou encore au Nigéria. Source : LACHKAR Michel, La Chine tisse son réseau ferroviaire en Afrique de l’Est”, France Info, 31/05/17
https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/kenya/la-chine-tisse-son-reseau-ferroviaire-en-afrique-de-lest_3057631.html

[23] Resté longtemps sous tutelle américaine, le Pakistan pourrait devenir un maillage indispensable de la BRI. Source:”Le Pakistan, coeur des rivalités stratégiques et bombe à retardement”, theconversation, 28/07/21
https://theconversation.com/le-pakistan-coeur-des-rivalites-strategiques-et-bombe-a-retardement-163747